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Fais le calcul, Sherlock !



Le centre de recherche scientifique de la ville se détachait à l’horizon. Placé sur une butte, son architecture résolument moderne était visible de loin et le gris de la façade se détachait d’autant plus dans ce paysage de neige.
 
 – Et merde !
 
Clément se redressa et vit la plaque de verglas qui avait failli avoir raison de lui.

– Vivement que cette année de merde se termine ! grommela-t-il en remontant le col de son manteau.

Il reprit son chemin jusqu’au bâtiment et passa son badge dans le lecteur. Aussitôt la porte s’ouvrit et une douce chaleur l’enveloppa alors qu’il quittait le sas de sécurité.

– Bonjour Clément ! Et Bon Noël !

– Merci Sylvie ! De même.

Il lui fit un signe de la main et contourna le sapin de Noël qui clignotait. Sans un regard vers les décorations qui avaient été ajoutées depuis la veille, il partit s’enfermer dans son bureau. Plus qu’une journée à supporter toutes ces mièvreries et ses vacances commenceraient. Il pourrait alors voir ses parents et oublier sa déconvenue amoureuse.

Enfin déconvenue… tout était relatif ! Pour cela, il aurait fallu qu’ils soient en couple et non des partenaires de baise, pensa-t-il en allumant son ordinateur.

Tandis que la machine se mettait en route, il repensa aux bons moments passés avec Tatiana. À leurs discussions qui lui avaient fait croire, à tort, qu’il pourrait y avoir autre chose entre eux qu’une amitié. Passer du temps avec elle était naturel et agréable. Quand il l’avait embrassée la première fois, il avait pensé que ses sentiments naissants étaient réciproques.

Alors il avait foncé tête baissée.

Et au réveil de leur première nuit, il s’était heurté à un mur.

« Clément, jamais je ne serai en couple avec toi ni avec quiconque ! » Elle lui avait ensuite expliqué qu’elle ne comptait pas se caser si jeune, qu’elle voulait profiter de la vie… Et sans comprendre ce qui lui arrivait, il avait accepté d’être son sex-friend

– Bonjour Clément !

– Bonjour Cerise !

Sans un regard pour sa collègue, il se leva pour aller préparer son premier café de la journée. Tous les jours, ils avaient le même rituel : Cerise arrivait, il leur faisait deux tasses et discutaient ensemble. Ils parlaient de leurs projets de recherche, des derniers coups tordus de telle équipe contre telle autre… Puis ils partaient dans leur laboratoire, à leur paillasse respective, et oubliaient jusqu’à la présence de l’autre.

Une vraie routine qui avait volé en éclat cet été quand il avait rencontré Tatiana dans un pub avec un homme. 

Ce soir-là, il était sorti avec des amis. Il venait de retrouver Zoé, une amie d’enfance, et comptait passer un bon moment en sa compagnie à parler du bon vieux temps. Flavien et Jean s’étaient joints à eux, le dernier essentiellement pour se rapprocher un peu plus de Zoé. Oui, tout était réuni pour passer une soirée sympathique. 

Il n’avait juste pas prévu de voir Tatiana embrasser un autre homme sur une banquette un peu plus loin. Il avait alors enchainé les whiskies pour oublier, conscient que ses amis le ramèneraient chez lui pour qu’il puisse continuer à se lamenter sur son sort dans un verre d’alcool fort.

– Oh !

Clément sursauta en sentant un petit corps percuter le sien.

– Pardon Cerise, je ne regardais pas où j’allais !

Il grimaça en réalisant qu’il avait totalement oublié de lui faire sa tasse.

– Tiens, prends celle-là ! lui dit-il.

– Clément, m’en veux-tu ?

Il fronça les sourcils, tout en l’observant siroter son café.

– Comment ça ?

Elle baissa les yeux tandis que ses joues rougissaient. Puis, après avoir pris une grande inspiration, la jeune femme reformula sa question :

– Pour Tatiana…

Il secoua la tête et retourna à son bureau. D’un geste mécanique, il fit trois piles de papiers : les résultats à analyser, ceux déjà étudiés et la paperasse de l’administration à remplir pour son prochain déplacement à l’étranger.

Machinalement, il chercha sa tasse et ne trouva que du vide.

– Clément, depuis cet été…

– Cerise, je n’ai pas envie d’en parler !

Agacé, il se releva de son siège et quitta leur bureau en emportant sa blouse et ses lunettes de protection. Pas question de rester avec elle à discuter de tout cela. 

Est-ce qu’il lui en voulait ? Oui. Non. Tout dépendait du moment de la journée, de son humeur, ou tout simplement des regrets qu’il éprouvait. Mais après tout, sa collègue n’y était pour rien. Elle ne pouvait pas prévoir que sa cousine lui briserait le cœur…

Tu vires mélo, s’admonesta-t-il en entrant dans une pièce d’un blanc immaculée. 

Il appuya sur plusieurs boutons et des bruits se firent entendre un peu partout dans la pièce : les volets électriques grincèrent avant de commencer leur lente montée, les hottes aspirantes se mirent en route tandis qu’une petite sonnerie indiquait que la ventilation était opérationnelle. Il passa sa blouse, glissant ses lunettes dans la poche.

Quelques mois auparavant, Cerise l’avait invité à son anniversaire. Il avait tout de suite accepté sachant pertinemment quoi lui offrir pour l’occasion. En arrivant, il avait sonné à la porte et une magnifique blonde lui avait ouvert la porte : Tatiana. 

– Clément…

Il ferma les yeux en comprenant que sa collègue n’en avait pas terminé avec lui.

– J’aurais aimé avoir le courage de te dire comment était ma cousine.

– Je ne t’aurais pas écouté, l’interrompit-il en se retournant vers elle.

Menue, brune et avec des lunettes qui lui donnait un air mutin, Cerise était à l’opposé de sa cousine. La sérénité faite femme avait un jour dit Flavien en la rencontrant. Pour Clément, son ami avait réussi à parfaitement la cerner et chaque jour il se félicitait de partager son espace de travail avec elle. 

Mais elle avait raison : il lui en voulait, presque autant qu’il s’en voulait à lui-même.

– Peut-être aurais-je trouvé les bons mots, tenta-t-elle.

– Je ne pense pas que ces « bons mots » existent.

Elle se mordilla la lèvre avant de lâcher :

– Même si j’avais avoué t’aimer ?

Le jeune homme fit un pas en arrière, puis deux, jusqu’à ressentir le coin d’une paillasse dans ses reins.

– Pourquoi me dis-tu cela maintenant ? s’exclama-t-il.

– Parce que toute cette situation me blesse et que j’ai envie d’aller de l’avant !

– Cette situation te blesse ? répéta-t-il méprisant. Ce n’est pas toi qui as été utilisé ! 

– Tu es de mauvaise foi ! Elle te l’avait dit que vous ne seriez jamais plus que…

Elle fit un geste de la main alors que ses joues rougissaient.

– Elle l’a fait après avoir couché avec moi ! Alors que ça faisait des semaines que nous passions du temps ensemble à discuter, rire et nous embrasser ! 

Il passa une main dans ses cheveux avant de s’emporter réellement :

– Et puis comment cela se fait-il que tu sois au courant de l’accord que nous avions avec Tatiana ?

Cerise grimaça et enfila sa blouse avec des mouvements secs. Sans ajouter le moindre mot, elle partit se camper devant sa hotte aspirante et releva le bouclier pour prendre un ballon contenant une mélasse brune.

– Je t’ai posé une question ! s’écria-t-il en la saisissant par l’épaule pour qu’elle se retourne vers lui.

– Tu connais Tatiana. Tu me connais moi. Et je viens de te dire ce que tu ne savais pas… Fais le calcul, Sherlock !

D’un mouvement brusque, elle se défit de sa poigne et quitta la pièce.

Fais le calcul, Sherlock ! C’était leur expression pour signifier que l’autre ne percevait pas quelque chose d’évident.

– Putain de journée de merde ! hurla-t-il avant de se ressaisir.

Les nerfs à fleur de peau, il fit ses prélèvements du matin, déposa les échantillons dans la machine du sous-sol… Ce ne fut qu’à l’heure du déjeuner qu’il réalisa que Cerise n’était toujours pas réapparue. Bien que depuis cet été, ils ne mangeaient plus ensemble…

À cette réflexion, Clément posa son stylo et se tourna vers la fenêtre pour voir la neige qui tombait de nouveau.

Pourquoi avait-il cessé de manger avec Cerise ? Incapable de répondre à cette question, il découvrit qu’il avait aussi arrêté d’apporter des gâteaux le vendredi matin pour leur encas de dix heures. Tout ça pour une femme dont il n’était finalement pas si amoureux.

Il grogna en se rappelant le coup de pied aux fesses que Zoé n’avait pas manqué de lui donner au mois d’octobre.

Heureuse et épanouie dans son couple avec Jean, elle n’avait pas hésité à débarquer chez lui pour lui remettre les pendules à l’heure, soutenue par Flavien qui acquiesçait à tout ce qu’elle disait. Elle lui avait parlé pendant ce qui semblait une éternité, jusqu’à la phrase : « Si tu l’aimais réellement, tu te serais battu pour l’avoir, ou au moins pour la récupérer ! »

Il faut dire qu’après cette soirée au pub, il s’était contenté de ne pas répondre à un appel de Tatiana et de ne pas la rappeler. Pour lui, toute cette histoire avait pris fin quand la langue de l’autre type était rentrée dans sa bouche. Il avait été blessé, déçu, mais rien de comparable à ce que Jean avait vécu en découvrant le secret de Zoé.

Oui, il n’était pas amoureux. Mais il n’aimait pas être pris pour quantité négligeable !

Ne souhaitant pas voir de monde, il sauta le repas du midi. Il travaillait dans le laboratoire quand il repensa à sa dispute du matin avec Cerise. 

Fais le calcul, Sherlock !

Cette phrase était une blague entre eux et signifiait qu’il avait toutes les cartes en mains pour comprendre les raisons du problème. Alors il regroupa les informations : Tatiana était la cousine de Cerise ; cette même Cerise qui lui avait avoué à demi-mot l’aimer ; dès son arrivée à l’anniversaire de Cerise, Tatiana était restée collée à lui…

– Oh, merde !

Il se laissa tomber sur un tabouret tout en cherchant depuis quand il s’était éloigné de sa collègue et amie. En y réfléchissant bien, cela s’était produit entre l’anniversaire de Cerise et sa « rupture » avec Tatiana. 

Il releva la tête brusquement pour ne trouver que du vide. Rien mis à part le mobilier, les machines et le frigidaire couvert de bouts de papier.

Même ça, il avait arrêté. Il ôta ses gants et les jeta à la poubelle avant de passer sa main dans ses cheveux. Il ne collait plus de coupures de presse sur des événements insolites sur le réfrigérateur. Il ne riait plus avec elle… Il ne parlait plus avec elle… Et elle lui manquait.

***

Une heure plus tard, il n’avait plus aucun doute : il avait mis de la distance quand Tatiana lui avait parlé de cet homme que sa cousine voyait. Il avait été jaloux et… Et il avait embrassé Tatiana.

À quel moment était-il devenu aussi con ? se demanda-t-il en enlevant sa blouse pour retourner à son bureau. 

Arrivé à destination, il ne fit même pas mine de travailler. De toute façon, il était seul puisque Cerise n’avait pas réapparu. Tout s’emboitait dans son esprit à une vitesse phénoménale et bien vite la conclusion s’imposa.

– Hé Clément, tu es au courant pour l’accident… déclara Pascal un de ses collègues en entrant dans la pièce.

– Cerise ! s’écria-t-il en se relevant pour courir la rejoindre.
– Non, Vladimir… Celui du labo de bactério. 

Soulagé, il se laissa retomber dans son fauteuil pendant que son cœur tentait de retrouver un rythme normal.

– Pourquoi tu me parles de la petite souris ? demanda Pascal.

– Je ne l’ai pas vue depuis ce matin alors j’ai craint qu’il ne lui soit arrivé quelque chose.

– Je l’ai vue utiliser la RMN 500 MHz ce matin. Elle avait un problème pour analyser son spectre.

– Marc ! cracha Clément.

Marc était justement l’homme au cœur de tout cela. C’était soi-disant avec lui que Cerise avait eu rendez-vous. Tatiana avait titillé sa jalousie ce soir-là, jusqu’à ce qu’il l’embrasse et se persuade que ce n’était pas grave si ses deux collègues se voyaient en dehors du centre.

– Oui, elle doit être avec lui, reprit Pascal. Ce mec est incroyable quand il s’agit d’analyser un spectre RMN. Je t’ai raconté ce qu’il m’est arrivé l’autre jour ?

– Je dois y aller, dit Clément en quittant précipitamment son bureau. 

Il descendit les escaliers quatre par quatre et courut jusqu’à la salle où se trouvait la RMN 500 MHz.

–… Celui-là doit coupler avec…

– J’ai compris, Watson ! hurla Clément sans prendre la peine d’attendre que Marc ait terminé son explication.

– Plus tard, Clément, déclara Cerise.

– Tatiana était au courant…

De tes sentiments pour moi, se retint-il d’ajouter en réalisant qu’ils n’étaient pas seuls.

Sa collègue se tendit, mais ne fit pas mine de l’encourager à partir. Pas plus qu’elle ne releva la tête pour qu’il poursuive. Nerveux comme jamais, il fit signe à Marc de quitter la pièce, sans obtenir satisfaction.

– Elle était au courant et elle s’est mise entre nous, dit-il en s’approchant. Mais pourquoi t’aurait-elle fait ça ? Tu es sa cousine !

– Marc, peux-tu nous laisser cinq minutes, s’il te plait ? demanda Cerise en repoussant ses lunettes sur son nez.

– Cinq minutes, grommela-t-il.

Avec un regard noir en direction du nouvel arrivant, il se leva et quitta la pièce. Dès que la porte fut refermée derrière lui, Clément s’installa sur la chaise laissée vacante et reprit :

– Tu lui avais dit pour tes sentiments.

La jeune femme hocha la tête, attendant la suite.

– Et elle a dû voir que je tenais à toi. 

Cerise réprima un hoquet de surprise et croisa pour la première fois le regard de son collègue. 

– Alors pourquoi l’as-tu embrassé ?

– Elle m’avait dit que tu passais la soirée avec… un homme et je crois que ma jalousie m’a poussé à faire une connerie.

– Une connerie telle que tu t’es rendue malade quand tu as compris qu’elle était sérieuse en disant qu’elle ne voulait pas s’engager !

– Elle était la deuxième femme en quelques mois à préférer un autre homme à moi, expliqua-t-il, honteux.

– Mais tu disais être amoureux !

– Une amie m’a fait remarquer que si ça avait été réellement le cas, je me serais battu pour la reconquérir. Et je peux te dire que je n’ai pas passé une journée entière à me creuser les méninges pour la comprendre et tâcher de ne pas la perdre ! 

Il prit la chaise et la tourna vers lui pour qu’ils soient face à face. Il plaça ses jambes de chaque côté de celle de Cerise pour se rapprocher un peu plus d’elle.

– Mais je viens de le faire… pour toi.

– Oh !

Sans lui laisser le temps de répondre, il l’attira vers lui pour l’embrasser délicatement sur les lèvres. Une fois, puis deux. Soudain, l’impression apaisante d’être à sa place se fit en lui et il sut que sa journée n’était pas totalement fichue. Ne voulant pas la brusquer, il posa son front contre le sien.

– Je n’aime pas le grincheux que tu es devenu.

– Pas de souci ! Le grincheux avait justement l’intention de prendre sa retraite, plaisanta-t-il avant d’ajouter plus sérieusement. Tu comprends que je vais redevenir comme avant ?

Elle acquiesça, le sourire aux lèvres.

– Mais tu continueras de m’embrasser ? demanda-t-elle.

– Oh oui, autant que tu le voudras !

En repartant ce soir-là, le sapin de Noël de l’entrée du centre lui parut moins moqueur et la nouvelle année qui se profilait à l’horizon bien moins solitaire.

Commentaires

  1. J'aime ce genre de cadeau de Noël !!!

    Merci Mily :D

    Et joyeux Noël !!!!

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  2. Comme c'est mignon.
    Une belle fin pour Clément, il l'a mérité vraiment. Merci.

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